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Brel, aviateur, disparu il y a trente ans…

30 septembre 2008 / Chroniques du ciel


Popa’a, l’homme à l’avion,
Ou Jacques Brel aviateur.

Inconnu comme artiste, il demeure célèbre aux Marquises comme aviateur. C’est, sur l’ile d’Hiva Oa que Jacques Brel a posé pour la dernière fois son avion, Jojo. Le pilotage était devenu l’une des dernières grandes passions de sa vie, Il était si discret que bien peu de gens le savent.
Jacques Brel était belge. Il est né le 8 avril 1929 et c’est au faite de la gloire, alors qu’il était connu dans le monde entier que celui qui a chanté « le plat pays », et « Amsterdam », a découvert en s’éloignant de Biarritz le plaisir de voler par une journée d’août 1964.
Jacques Brel père de famille, (il a eu trois filles avec sa femme « Miche »), était sans cesse sur les routes. Il courrait de succès en succès, cavalait à travers le monde, comme aux Etats-Unis où des chansons comme « Ne me quitte pas » sont devenues des tubes « (Shirley Bassey, Nina Simone, etc.).
Le 30 août 1964 lendemain d’un concert à Biarritz, deux petits avions légers loués par son impresario conduisent rapidement la petite troupe à Charleville Mézières pour le spectacle suivant. Pendant le vol long de quatre heures, le pilote (et instructeur) Paul Lepanse passe au-dessus de la couche nuageuse avec son Gardan GY-80 « Horizon ». C’est la révélation. Brel, fasciné veut tout savoir. Son commandant de bord, pilote d’essai à Sud-Aviation lui explique et lui confie le manche. Quelques semaines plus tard le chanteur des « flamandes » entreprend ses premières leçons de pilotage. C’est ainsi que ce fumeur, (plus de quatre paquets par jour !), ce buveur invétéré, cet homme qui dévore la vie par tous les bouts a retrouvé dans l’aviation la poésie qu’il aimait lire dans « le Petit Prince » d’Antoine de Saint Exupéry. Et Vite, son complice, Georges Pasquier, « Jojo » qui cumulait aussi les fonctions de régisseur et d’homme de confiance, entreprit de partager sa passion et obtint avec le même succès son brevet.
Pilote élève, (carte de stagiaire du 11/12/64), Jacques Brel, achète aussitôt un Gardan, identique à celui sur lequel il a appris. Le F-BLPG, « Un avion qui s’envole, ça m’éblouit, disait-il et ça m’éblouira toujours parce que l’on viole une loi élémentaire. ». Il obtient son brevet élémentaire le 3 juin 1965 puis le brevet privé complet et la qualification de classe B (train rentrant et hélice à pas variable) le 28 juin 1965.
Aussitôt, il voyage. Paul Lepanse l’accompagne au début. On le retrouve en Corse, en Grèce, en Turquie, au Liban, en Italie. En février 1966 il affiche 177 heures sur son carnet de vol. L’aviation le tient, elle le tient tant que s’il veut toujours composer, écrire, et enregistrer des disques, ce qu’il fera jusqu’à la fin de sa vie, il décide d’arrêter de se produire en public. En 1966, alors qu’il est sans cesse en l’air, il annonce ses derniers concerts. En mars 1967 il affiche 345 heures et en février 1968, 465.
Contre toute attente, en quatorze ans de pratique assidue, Jacques Brel n’a jamais chanté les avions. On l’a vu poser devant un appareil sur la pochette de l’un de ses 45 tours, ou près d’un avion dans le film « l’aventure c’est l’aventure » de Claude Lelouch, tourné avec Lino Ventura et qui fut pour lui l’occasion de rencontrer sa dernière compagne, Madly Bamy dans les Caraïbes. C’est tout.
A cette époque le jeune aviateur joue au théâtre, fait du cinéma, et surtout, il vole. C’est un vrai pilote. Il s’est vraiment lâché et compte près de 500 heures lorsqu’il décide d’acheter ce qui se fait de mieux à l’époque : un Wassmer super 4-21, équipé d’un moteur de 250 CV et classé IFR. L’appareil est directement dérivé de celui avec lequel Hrissa Pélissier, cinq ans auparavant a réussi un exploit : la première traversée féminine en direct et en solitaire de l’Atlantique Sud.
Le chanteur aviateur est qualifié sur son Super 4-21 le 27 novembre 1969. C’est une machine dont il est vite amoureux. Il l’a commandée directement chez le constructeur, à Issoire. Philippe Moniot à l’époque jeune ingénieur et pilote vivait ses passages avec émotion. « Il était tombé amoureux de l’entreprise » Comme son avion était constitué de bois, de toile et de tubes, il disait, à qui veut l’entendre : « ça m’attendrit, cette usine. C’est touchant de les voir bosser avec leurs petits bouts de bois, pour faire un avion. Je trouve ça merveilleux. Il faut que je leur fasse plaisir et que je les encourage ».
Pierre Lainey, propriétaire suivant du Wassmer se souvient lui aussi : « Un paysan m’a raconté qu’une fois, devant passer la nuit en attendant son appareil en entretien, il était venu à la ferme de l’autre coté de la route, comme ça, sans se présenter demander un coin de paillasse pour dormir. Sans manière. « Et nous étions fiers et discrets » avait dit le paysan. Une autre fois, en déroutement dans le Morvan, il avait accepté de partager sa chambre avec un autre « paumé » car l’hôtel était complet ». « Je ne vole pas très haut disait Jacques Brel, ce sont des petits avions, mais je suis heureux. Quand le temps est clair en bas c’est très beau. Voler c’est une dimension qui a toujours manqué à l’homme ».
Mais Brel veut se perfectionner. En France l’IFR privé n’existe pas encore. Il va donc à l’école des Aigles à Genève en Suisse en novembre 1969 passer sa qualification. Il est pris en main par Jean Liardon, instructeur devenu un grand copain. Une cinquantaine d’heures de vol après, notamment sur un Beechcraft Baron B 55 bimoteur, il obtient son IFR. Parfois le jeune aviateur et chanteur va se distraire avec d’autres copains pilotes, soit au bistrot d’en face, le « 33 » ou il se lie avec les uns et les autres, et même offre un jour à un jeune pompier élève pilote désargenté de lui payer son brevet soit à Annemasse. C’est tout près. François Gonnet, plus tard chef-pilote en a gardé un souvenir attendri tout en se déclarant impressionné par le rythme endiablé de sa vie d’artiste et le sérieux, le calme du pilote qu’il était. Il y revenait souvent. Tous ceux qui le côtoient voient en lui un modèle de modestie dans un monde qui s’est toujours méfié des « gonfleurs d’hélices ».
Jacques essaye aussi le planeur et est profondément séduit « presque une drogue ». Pour s’immerger plus encore dans l’aviation il envisage même de devenir instructeur, puis y renonce faute de temps. L’apothéose ce sera sa qualification sur Learjet. Petit biréacteur aux performances de chasseur En Lear Jacques Brel, désormais Jet-Pilot, ira au Maroc, en Espagne, il sert parfois de copilote à Alain Ledoux, collègue de Jean Liardon. Un jour en famille et entre amis ils partiront pour les Antilles. Là, il faut traverser l’Atlantique, un nouveau genre d’exercice qui va lui ouvrir de nouveaux horizons. C’est un bon navigateur. La promenade dans les Caraïbes sera superbe.
Et Brel chante, vole, fume, et Brel est atteint d’un cancer du poumon, celui du fumeur. Et ce malheur n’arrive pas seul puisqu’à la même époque, 1974, meurt son copain Jojo. Pour Jojo il écrira l’une de ses plus belles chansons. Jacques a 45 ans, il est presque au terme de sa vie. Il vend son Wassmer et décide de faire le tour du monde avec un voilier de 19 mètres, l’ASKOY. A cause de la maladie, il veut changer de vie, et même l’aviation qui lui a donné tant de bonheur est mise entre parenthèse. Avec Madly, Bamy, il part. Est-il pessimiste ou veut-il regonfler ses voiles ? On lui a enlevé un poumon, mais il fume encore. Au bout de quelques mois il échoue aux Marquises. Là, on connaît Gauguin, pas Brel ! Il va adorer.
Serge Lecordier l’a vu arriver. « A cause de son état de santé, après avoir traversé le Canal de Panama il avait renoncé à s’arrêter aux Iles Galápagos il était arrivé plus qu’épuisé ». L’ile d’Hiva Oa allait être son nouveau pays. Le contraire d’un plat pays. Il a descendu ses bagages et vendu son Ketch. Ils se sont installés à Atuona dans une petite maison polynésienne, modeste et se sont fondus dans le paysage. Brel continue d’écrire.
Mais l’ile est enclavée, Papeete est bien loin. Une image s’impose vite : l’avion. A cette époque Hiva Oa est sporadiquement desservie par un Twin-Otter qui se pose sur une sorte d’altiport de 650 mètres de long. Un morceau de terrain au milieu des montagnes. Le Twin-Otter conduit à Nuku-Hiva, l’ile principale de l’archipel. A partir de là, il faut prendre le vieux Fokker 27 pour rejoindre Papeete. C’est bien le bout du monde. Alors l’envie de voler reprend Jacques Brel qui au galop cherche un avion.
Il doit se déplacer pour ses traitements et puis il a compris qu’il pourra être utile. Madly achète le Twin-Bonanza F-ODBU. Deux moteurs de 300 CV, un modèle de 1956, six places. Revalidant ses licences avec son nouveau copain, Michel Gautier, pilote d’Air Polynésie, il l’utilise beaucoup. Rarement pour lui. L’artiste aviateur obtient l’autorisation d’effectuer une liaison régulière pour transporter du courrier, des denrées et effectuer des évacuations sanitaires en cas de nécessité au profit des quelques centaines d’habitants de la petite île. Brel un précurseur d’Aviation Sans Frontières en Polynésie ! Les liaisons vers Papeete duraient parfois 5 heures, il fallait faire escale à Rangiroa pour ravitailler si les vents étaient forts.
Il a appelé son Twin Bonanza « Jojo ». Jojo, qui lui a sans doute inspiré cette très belle phrase que l’on trouve dans sa chanson : « Gémir n’est pas de mise aux Marquises ». Brel chante les Marquises. Toujours pas l’avion.
Progressivement la population d’Atuona s’habitue à ce Belge Français volant et si courtois. C’est Popa’a, l’homme qui transporte gratuitement les enfants et vole dans ce pays où il y a si peu de radios et de balises.
En 1977 et 1978, de plus en plus malade il se rend deux dernières fois en Europe, enregistre son dernier 33 tours, cesse enfin de fumer, rend une dernière visite à ses copains de Genève, fait un peu de voltige, retourne à Annemasse et fuit les meutes de journalistes qui le traquent. Aux Marquises, il voudrait créer un aéroclub. Trop tard. Fin 1978, la situation empire. Après avoir une dernière fois posé son « Jojo » il revient en métropole pour y mourir le 9 octobre d’une embolie pulmonaire. Le 12 son corps est rapatrié sur l’ile Hiva Oa et enseveli tout près de Gauguin dans le cimetière d’Atuona. Il avait 49 ans.
Invité en 1973 par Jacques Chancel pour une émission Radioscopie, Jacques Brel parlait ainsi de l’aviation : « Dès qu’on fait les choses on devient d’une humilité fantastique, dès qu’on va voir on a vraiment peur. Sur les terrains d’aviation, j’ai piloté longtemps en VFR, c’est-à-dire le vol à vue. Il y a deux sortes de gus. Il y a le gus qui arrive, il est à côté de son avion et il dit avec ce temps là y faut pas y aller et lui il a toujours raison, bien sûr, il a toujours raison. Et y a les autre gus qui disent il faut aller voir. Alors on décolle. On a un peu peur, on a même bien peur, on revient, on fait demi-tour, on passe ou on ne passe pas. Ca n’a pas d’importance. On est allé voir. Et si c’est un échec, on l’a mérité. C’est ou parce qu’on a eu peur en route, ou parce qu’on n’est pas assez bon pilote, ou, mais c’est soi, et les autres effectivement ne se trompent jamais. Mais, y finissent par ne plus avoir d’avion, par se faire absorber par une femme, et par deux maitresses dans leur ville, avoir deux enfants, un enfant en plus, à croire à l’immortalité de l’âme et je ne veux pas faire ça, je préfère continuer à être en marche. »
Madly a vendu Jojo en novembre. Le F-ODBU a fait son dernier vol en Polynésie le 25 octobre 1988. Fin 1992 il est sauvé d’un exercice des pompiers de l’aérodrome de Tahiti Faa où il pourrissait par un petit groupe d’amis mobilisés. Démonté et transporté à Hiva Oa, il est alors exposé, perché sur trois piliers, mais soumis aux intempéries, et se dégrade toujours.
Puis une fois encore la chance s’en mêle avec le passage de Bernard Bonzom ingénieur de Chez Dassault Aviation. Soutenu par les dirigeants de l’usine de Mérignac et par Gérard David alors patron de la communication, aidé par deux amis, il entreprend de le restaurer et de l’abriter sous un hangar. Depuis 2003 « Jojo » est beau, il est couvert et sauvé. Mieux qu’une tombe pour incarner le souvenir de l’aviateur que fut Jacques Brel. Jacques Brel était des nôtres. Il rêvait d’un aéroclub aux Marquises pour donner des perspectives professionnelles aux jeunes. Trente ans après c’est chose faite. Brel l’aviateur n’est pas mort car il vole encore au travers de son aéroclub, aux Marquises.

Michel Polacco